Invitée : Julie Miville-Dechêne, sénatrice indépendante
Rédigé par : Claudine Fyfe, présidente de Fynlam
Le travail forcé et le travail des enfants ne sont pas des réalités lointaines et marginales. Ils se cachent dans les chaînes d’approvisionnement qui alimentent notre quotidien. C’est pour combattre cette exploitation que la loi S-211 a vu le jour au Canada en 2023.
Dans ce balado, madame la sénatrice Julie Miville-Dechêne, instigatrice de cette loi, partage son parcours, ses motivations et les défis rencontrés pour faire adopter ce texte. Entre conviction personnelle, pragmatisme politique et préoccupations économiques, elle lève le voile sur un processus législatif aussi complexe que nécessaire.
« Le travail forcé, ce n’est pas seulement des bas salaires. C’est la contrainte : l’impossibilité pour un travailleur de quitter son emploi, souvent parce qu’il est endetté, menacé, ou privé de ses papiers. »
De la motivation à la loi : un parcours militant
L’histoire de la loi S-211 ne commence pas dans les bureaux d’Ottawa, mais avec une prise de conscience internationale. En 2020, un rapport-choc de la Chambre des communes dénonçait la persistance du travail des enfants, malgré l’engagement des Nations Unies à l’abolir d’ici 2025.
Julie Miville-Dechêne s’associe alors au député John McKay. Ensemble, ils rédigent un premier projet de loi inspiré de la législation canadienne sur la transparence dans le secteur extractif.
« Ce n’est pas un processus scientifique parfaitement planifié. Ce sont des champions d’une cause, des circonstances, un contexte. À un moment donné, tout s’aligne. »
La pandémie de COVID-19, paradoxalement, devient un catalyseur : rupture des chaînes d’approvisionnement, scandales liés aux gants Supermax produits en Malaisie dans des conditions douteuses, travailleurs enfermés dans des usines… Autant de révélateurs de la vulnérabilité du système.
Un projet de loi modeste mais pragmatique
Contrairement à d’autres textes étrangers plus sévères, la loi S-211 repose sur la transparence. Chaque entreprise répondant à certains critères (40 M$ de chiffre d’affaires, 20 M$ d’actifs ou 250 employés, deux de ces trois seuils) doit publier annuellement un rapport sur ses efforts pour identifier et réduire les risques de travail forcé et de travail des enfants.
L’obligation ne porte pas sur les résultats, mais sur la démarche. Les sanctions ne s’appliquent qu’en cas d’omission du rapport ou de fausses déclarations.
« On ne peut pas s’attendre au même niveau de détail d’une PME que d’une multinationale. Mais l’important est d’amorcer l’exercice et d’envoyer un signal clair : au Canada, on s’en préoccupe. »
Cette approche graduelle a valu à la loi des critiques opposées : jugée trop sévère par certaines entreprises, et trop faible par plusieurs ONG. Mais pour la sénatrice, c’était la seule voie réaliste pour franchir les obstacles politiques.
Transparence, compétitivité et réputation
La principale crainte exprimée par les entreprises concernait la compétitivité. Faut-il sacrifier des parts de marché en adoptant des pratiques plus coûteuses ?
La réponse de Julie Miville-Dechêne est nette :
« Oui, il est plus compétitif d’embaucher des esclaves. Mais est-ce que c’est ça qu’on veut, comme Canadiens, dans un pays qui défend les droits de la personne ? »
Elle souligne aussi l’importance de l’enjeu réputationnel : à l’ère des réseaux sociaux et des enquêtes médiatiques, une entreprise qui ferme les yeux risque bien plus qu’une perte de profit à court terme.
Les défis de l’application
Adopter une loi est une chose. La rendre efficace en est une autre. La sénatrice insiste sur plusieurs points :
- Le fardeau de preuve à la frontière : au Canada, il repose sur l’État, contrairement aux États-Unis où ce sont les importateurs qui doivent prouver l’absence de travail forcé.
- Le manque de ressources pour les inspections et le suivi.
- Le danger du « case checking » : se contenter d’un rapport superficiel, sans réelle volonté de changement.
« Une loi de transparence n’est pas parfaite. Certaines entreprises feront le minimum. Mais elle crée une dynamique et oblige à ouvrir la conversation. »
Exemples et premiers résultats
En 2024, environ 5 700 entreprises ont déposé un rapport, sur une estimation de 8 000 à 10 000 concernées. Le secteur privé a même mieux répondu que le secteur public.
38 % des rapports mentionnaient un risque de travail forcé quelque part dans la chaîne d’approvisionnement. Des entreprises comme Lululemon ou H&M ont publiquement reconnu des problèmes et détaillé des mesures de remédiation.
Certaines PME, comme Equifruit dans le domaine de la banane équitable, se sont réjouies de cette loi qui met enfin tous les acteurs sur un pied d’égalité.
Vers une deuxième génération de lois ?
La sénatrice admet que la S-211 n’est qu’un premier pas. À terme, le Canada devra probablement aller plus loin, vers des lois de « diligence raisonnable » comme en France, qui permettent aux victimes de poursuivre les entreprises.
D’autres améliorations sont attendues :
- Renforcer le rôle de l’État aux frontières.
- Publier des listes de produits et de pays à haut risque.
- Favoriser la remédiation locale plutôt que l’exclusion brutale des fournisseurs.
« Il faut y aller par étapes. Manger un éléphant, une bouchée à la fois. »
Conseils pour les entreprises
Au-delà de l’obligation légale, Julie Miville-Dechêne voit dans cette loi une opportunité pour les entreprises de renforcer leur éthique et leur attractivité :
- Mettre en place un code de conduite fournisseurs reprenant les principes de la loi.
- Vérifier ses partenaires stratégiques, même en amont.
- Documenter les efforts et les communiquer publiquement : transparence rime avec confiance.
- Valoriser ces démarches auprès des clients et des investisseurs, de plus en plus attentifs aux critères ESG.
Note personnelle
L’entretien avec Julie Miville-Dechêne m’a profondément marquée. Son pragmatisme, son courage, mais aussi son humanisme transparait à chaque étape du parcours de cette Loi.
La phrase qui m’a frappée :
« Oui, il est plus compétitif d’embaucher des esclaves. Mais est-ce que c’est ça qu’on veut? »
Dans un monde où l’on valorise souvent le prix le plus bas, cette loi rappelle que derrière chaque produit se cachent des vies humaines. Le travail forcé n’est pas une abstraction : il concerne 27,5 millions de personnes dans le monde, et nos choix de consommation en sont parfois complices.
Ce balado est plus qu’un exposé législatif. C’est une invitation à repenser nos chaînes d’approvisionnement comme des vecteurs de justice et de dignité.


